Le lundi 27 novembre, Sciences Po Rennes accueillait l’autrice Salma El Moumni pour une rencontre à la bibliothèque dans le cadre du prix Roman des étudiants France Culture. Sélectionnée avec son roman “Adieu Tanger”, Salma El Moumni a remporté le prix ce mardi 13 décembre.

À cette occasion, découvrez la note de lecture écrite par Tamara Espiñeira, maître de conférences à Sciences Po Rennes et enseignante référente du prix Roman des étudiants France Culture :
“Mesdames et Messieurs, je suis enchantée de me tenir devant vous aujourd'hui pour partager mes impressions sur l’ouvrage "Adieu Tanger" de Salma El Moumni, dont je remercie la venue. Si nous commençons par lire la quatrième de couverture, nous ne ferons qu’un petit pas dans cette œuvre singulière.
Cette couverture, telle une énigme délibérée, dévoile tant d’éléments et si peu à la fois, qu’elle éveille inévitablement notre curiosité. Elle nous narre l'histoire du quotidien de deux âmes, Alia, marocaine, et Quentin, français. Un récit qui pourrait, à première vue, sembler être un énième épisode de Roméo et Juliette, mais détrompez-vous, car la magie réside dans la profondeur d’un récit qui va jusqu’à ignorer l'ordinaire.

Ce qui distingue cet ouvrage, c'est indubitablement la façon dont il explore l'intimité de l'écriture, dévoilant un dialogue interne subtilement déconstruit par des étapes méticuleuses, agrémentées de flashbacks qui étoffent progressivement notre protagoniste. Et pourtant, ce n’est pas l’usage de la deuxième personne la principale force de ce roman.
La véritable puissance de cette œuvre réside, à mon sens, dans l'omniprésence du regard – un regard tant extérieur, à travers les yeux des autres, qu’intérieur, à travers les yeux d'Alia sur elle-même.
Un regard qui agît tout d’abord en personnage. Un personnage impératif, imposant, incontestable. Un personnage muet et invisible qui est cependant présent partout et désavoué par personne. Ce vilain personnage orchestre l'inéluctable déclin d'Alia.
À travers les pages, nous sommes témoins de cette métamorphose, Alia s’amoche et disparaît d’elle-même petit à petit ; le regard dans le livre est l’inverse de la fée marraine de Cendrillon, Même les portraits intimes de son propre corps nu, loin de la bouée de sauvetage espérée, semblent précipiter Alia dans les abysses du désespoir. Ce regard-personnage, dénué de toute pitié, devient l'antithèse du faire-valoir bienveillant qui accompagnerait généralement notre héroïne dans un roman anodin.
De plus, ce regard ne se limite pas à un rôle de spectateur-acteur, il devient également le narrateur omniscient de l'histoire. Les regards des autres, ainsi que celui que porte Alia sur son propre corps, s'apparentent à des prophéties auto-réalisées condamnant la jeune fille à l'ostracisme. Sa quête pour se fondre dans l'obscurité et disparaître dans le décor ne fait qu'attirer davantage l'attention, comme si son invisibilité voulue était devenue un appel. C’est aussi ce qui semble confirmer la mise en ligne de ses photos « de charme » (oh combien j’ai détesté cette qualification !) – le regard-narrateur n’avait pas tort.

Le regard est aussi le noyau du conflit qui rend vivante (douloureuse ?) l’histoire d’Alia. Elle se dépense de mille formes différentes afin de comprendre le regard des autres et, la plupart du temps, de le fuir. Mais la contradiction réside dans l’espoir caché d’Alia, elle voudrait changer ce regard, obliger aux autres à l’accepter telle qu’elle est, afin de finir avec la prison de la dualité. Une dualité à plusieurs couches (celle d’Alia qui cache son corps et le prend en photo, celle d’Alia qui cache son désir mais va vers Quentin, celle d’Alia qui cache sa bisexualité…), une dualité provoquée non seulement par une dysmorphie corporelle aiguë mais aussi par un syndrome d’impuissance apprise. Pour Alia la dissociation n’est plus un déguisement protecteur, elle choisit la dualité comme méthode de survie.

Enfin, le regard bienveillant est le grand absent de l’histoire d’Alia. Contrairement aux récits inspirants où un mentor éclaire le chemin vers le succès, Alia ne trouve pas de gourou salvateur pour énoncer un mantra et changer radicalement sa vie. Même le regard d'Ilias, bien que teinté d'amour, résonne avec une amertume sous- jacente. Finalement, c'est Alia elle-même qui, à la conclusion du livre, choisit de tourner son regard vers l'avenir.
Afin de conclure cette note de lecture, permettez-moi de féliciter chaleureusement Madame El Moumni pour avoir su condenser dans un seul ouvrage tant de douleurs cachées, tant d'exils silencieux et tant de regards meurtriers.”
Nous adressons toutes nos félicitations à Salma El Moumni !