Mercredi dernier, l'ESAM accueillait Camille de Tolédo pour la dernière conférence de l'Agora des Transitions. Camille de Toledo est écrivain, artiste, docteur en littérature comparée et s'intéresse à la question des droits juridiques accordés aux entités naturelles.

Face aux narrations apocalyptiques et aux récits d'accélération qui acceptent la "destruction créatrice", la DRAC, le Campus des transitions de Sciences Po Rennes, l'ESAM et l'IMEC ont invité Camille de Toledo a présenter ses recherches sur les droits de la nature. Le droit de la nature, contrairement au droit de l’environnement, reconnaît que la nature elle-même (rivières, forêts, écosystèmes) possède des droits intrinsèques d'exister et de se développer, indépendamment de son utilité pour les humains. Dans cette approche, la nature n'est plus un simple objet mais devient un sujet de droit.
La création des droits de la nature
Le point de départ des droits de la nature remonte aux années 1970 en Californie, avec Christopher Stone, professeur de droit. Confronté à une affaire où Disney souhaitait abattre des séquoias millénaires pour construire une station de ski, Stone a développé une réflexion novatrice. Il a alors formulé l'idée que les arbres eux-mêmes devraient pouvoir se défendre juridiquement.
Sa réflexion s'appuyait sur un parallèle historique : tout comme les femmes et les minorités ethniques ont progressivement acquis des droits, la frontière entre sujets et objets de droit est en constante évolution. Stone a ainsi interrogé la possibilité d'inclure les formes de vie végétale et animale parmi les sujets de droit.
L'expansion mondiale des droits de la nature
Les droits de la nature se sont diffusés à travers le monde et les sociétés qui la compose. Par exemple, en 2008, l'Équateur intègre les droits de la Pachamama (terre mère) dans sa nouvelle constitution sous l'impulsion de Rafael Correa et d'une assemblée constituante incluant des populations andines aux cosmovisions animistes. Puis en 2017, c’est au tour de la Nouvelle-Zélande de reconnaître la rivière Whanganui comme une personne juridique, comme geste de réparation des injustices coloniales. La représentation de la rivière est assurée par le Te Pou Tupua, une incarnation constituée de deux personnes maoris choisies pour représenter non pas des intérêts, mais la rivière elle-même. La même année en Colombie, le fleuve Atrato a obtenu des droits en réponse aux dommages causés par l'activité minière et ses pollutions à l'arsenic et au mercure.
Toledo explique que le cœur des droits de la nature se trouve dans l’intraduisible terme espagnol "vocear" (donné voix), qui indique la nécessité de faire entendre la voix du non-humain dans l'espace social humain.
Les avancées européennes et son projet
Un tournant important pour l'Europe a été le cas de la lagune Mar Menor en Espagne, premier exemple européen de reconnaissance des droits de la nature, dans un contexte où la réification du monde naturel reste prédominante. C’est l’accession par cette lagune à une personnalité juridique qui a inspiré Camille de Toledo dans sa lutte pour la reconnaissance de droits similaires en France pour les rivières et fleuves, notamment pour la Loire.
Le projet du Parlement de Loire, animé par Camille de Toledo, propose une consultation publique innovante visant à créer un système de représentation permettant au fleuve de défendre ses intérêts. Une commission interdisciplinaire a organisé une série d'auditions publiques réunissant experts et usagers pour imaginer comment la faune, la flore et les composantes matérielles et immatérielles du fleuve pourraient être représentées dans cette institution inédite. Cette démarche territoriale, qui se situe à l'intersection des arts, des sciences et des droits de la nature, constitue la première étape d'un processus visant à repenser notre rapport aux écosystèmes fluviaux.
Camille de Toledo a souligné que les avancées scientifiques démontrent l'agentivité propre de la nature : les entités naturelles ne sont plus de simples objets mais produisent de l'habitabilité. À ce titre, elles devraient pouvoir se défendre en justice pour mener à bien leur "œuvre".
Cette conférence s'inscrit dans une réflexion plus large sur la transformation des modes d'habitation du monde et l'accompagnement des collectifs face aux inerties sociales et culturelles qui freinent ces changements.